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  • Photo du rédacteurIsabelle Goupil

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Une petite frousse l’envahit lorsqu’il franchit le seuil.


Des centaines de petites pièces cartonnées aux formes de découpes toutes uniques jonchent le sol. Sur la table, deux coins irréguliers et incomplets d’un possible paysage trahissent un tableau inachevé et décomposé. Des fleurs tristes et assoiffées semblent s’être jetées dans le vide, hors de cette maison de verre translucide miraculeusement sauvé de l’éclatement par le napperon de tissu trempé. Quelques gouttelettes rythment le calme après la tempête en allant s’échouer une à une sur le parquet de lattes de merisier.


Il referme la porte derrière lui, étouffant les bruits d’une fin de journée animée de la cité. Son fourretout déposé, il recampe aussitôt son rôle urbain sur la funeste scène. Accrochant sa casquette sur la patère, il glisse lentement une main dans ses longs cheveux grisonnants jusqu’à empoigner sa nuque. Sa courte respiration angoissée brise le lourd silence emmuré et résonne à ses oreilles comme le halètement de sa jeune monture cet après-midi.


Debout, immobile, son regard s’embrouille du parfum de campagne, de foin, d’épiderme des équidés et de crottin diffusé par ses vêtements embaumant la pièce. Plus tôt, sous un chaud soleil cuisant d’un printemps frimeur, la sueur coulant sur son visage crispé, ses cuisses tendues - trop, ses talons présents - trop, ses mains et sa voix impérieuses - trop, complotaient maladroitement pour raisonner ce cheval à la fougueuse jeunesse, dernière acquisition à l’écurie. Se laisser guider, sanglé, à promener sa fière allure drapé d’une magnifique robe bai foncée, crinières de rocker rebelle réclamant liberté à tous vents, exige pourtant un calme bienveillant du cavalier. Cet entêtement trop brusque, il le sait pourtant, devenait plutôt le complice des peurs instinctives et naturelles de ce bourrin rétif face à un ennemi caché dans le sous-bois, d’un précipice sans fond derrière les hautes herbes dansantes, d’un interminable parcours parsemés d’obstacles imprévus. « Le sentier, un poids sur le dos, peut parfois être long et balisé gravement avant d’en atteindre le bout en toute sérénité », pense-t-il devant ce nouvel acte se jouant devant lui.


De ce même pas hésitant de la magnifique bête contrainte d’affronter ses vertigineuses incertitudes, il emprunte le couloir. Tout au bout, délicatement, il ouvre la porte qui grince. Comme depuis si longtemps. Il finira bien par en lubrifier les gonds.


Elle est là. Elle dort. Profondément. Recroquevillée, la couette remontée jusqu’aux yeux, les multiples mouchoirs abandonnés sur le plancher sont les derniers témoins de pleurs incontrôlés. Ses craintes premières se dissipent dans le long soupir d’une grande tristesse apaisante. L’envie de se blottir à ses côtés, la réconforter, la rassurer peut-être, malgré son odeur incompatible du moment, lui transperce le coeur. Tout en douceur, il referme le lieu de tant d’insomnies passées, respectant ce rare moment de douleurs endormies.


S’armant d’un linge sur le comptoir de la cuisine, il rebrousse chemin vers la scène du crime qui apparait maintenant comme une légitime défense devant une agression du corps et du temps se sauvant comme des voleurs. Il n’y aura pas de procès. Il éponge la petite flaque balafrant déjà le vernis de la vieille table de frêne, héritage familial. Une cicatrice de plus à toutes les autres laissées par des blessures visibles et invisibles infligées par une biologie traitresse. Il imagine, parvenir jusqu’à lui en silence, l’écho d’un cri de détresse.


Ses propres muscles, trop sollicités de bien mauvaise façon aujourd’hui, rechignent déjà en s’accroupissant pour ranimer, quelques pétales en moins, un bouquet de blanc, de rose et de vert, victime collatérale d’un moment présent en rupture de son futur. Un peu défraîchi, l’ornement, puisant son eau vitale restée prisonnière du vase redressé, rayonne déjà à nouveau dans la pénombre qui s’installe.


Une douce mélancolie enveloppe ses gestes lents et prévisibles.


Il retourne la boite de carton vide qui lui apparait, pour la première fois, tel un écrin prêt à accueillir les 500 pièces si insignifiantes dans leurs solitudes éparses. À genou, il en rassemble un petit tas pour les y déposer.


Souvent, sans trop y porter attention, il la voit, à cette table, emboitant patiemment les bonnes excroissances avec les bons creux pour révéler l’éphémère de ces récits figés : ici un village de montagne; là une patinoire d’antan grouillante d’enfants jouant au hockey; par ici un château médiéval; par là une boutique aux mille babioles. Une patience faite de passe-temps… ou plutôt un jeu de patience pour s’en réinventer.


Il promène nonchalamment ses doigts sur les éclats de couleur et de gris trainant inertes au sol. Il en grappille quelques-uns, les approche du bout de son nez, les examinant avec une dubitative curiosité. « Que cachez-vous ? », se demande-t-il. Puis desserrant la paume légèrement, les libère pour les ajouter aux autres dans une cascade de doux entrechocs. Comme ses pensées.


Depuis ce jour où elle a dû quitter son emploi en proie à des maux toujours plus oppressants, il l’a vue tant de fois piger dans sa provision du temps qui s’échappe pour brasser et rebrasser avec courage toutes les idées, se casser la tête à comprendre, chercher, organiser, se soigner, mettre tout son cœur à joindre tous les éléments pour embellir une éternité à reconstruire. L’avait-il jamais véritablement accompagnée à apprivoiser ces parcelles de sens à assembler? Sans ces paroles trop insistantes pour se faire rassurantes? Ou les silences pour épeler les mots justes de l’empathie trop rares?


Il ramasse une petite pièce aux courbes séduisantes. Il en caresse le jaune lustré et son envers rugueux entre le pouce et l’index.


Il sourit au souvenir d’elle riant devant la chronique maternante d’une infolettre de la compagnie d’assurance. On y partageait, sans gêne, l’information évidente et intéressée de l’importance de bien gérer son stress pour avoir un meilleur contrôle sur ses douleurs... et rester actif. Cette même firme qui un an plus tôt l’avait forcée, sous les menaces de vivres coupés, à participer à une thérapie de réadaptation mésadaptée aggravant sa condition. Mieux valait en rire.


Aujourd’hui, elle n’a pas ri. Surement une petite pièce rebelle qui ne s’accordait pas bien avec une autre. Même en forçant.


Il laisse échapper un petit rire étouffé teinté de jaune.


La chasse au trésor se poursuit. Une trouvaille à la fois. Sous le fauteuil qu’il avait importé avec lui lorsqu’il a emménagé chez elle. Dans le pot du dracaena, souvenir de sa maman décédée. Entre deux romans sur le petit coffre, vestige de son premier appartement d’étudiante. Les fragments s’accumulent dans le fond de la boite jusqu’au dernier qui s’était bien caché entre les lamelles de la plinthe chauffante heureusement inutile depuis trois semaines. Il se redresse avec son butin, le dépose sur la table, jette un dernier coup d’œil tout autour sur la nouvelle virginité du décor puis s’apprête à remballer le drame.


Il retourne le couvercle de la boite. Il s’arrête. Ses pupilles écarquillées se dessinent un sourire amoureux. Il comprit dès cet instant que préparer du café devenait une option… incontournable. Sa chaleur réconfortant les froides saisons de l’âme, son arôme des matins partagés, son goût de quotidiens réinventés accompagneront sa mission nocturne. La nuit porte conseil. Il a des parcelles de sens à assembler. Une retaille d’un tout après l’autre.


Ça fait un bon moment déjà que la quiétude de la rue s’est invitée à l’intérieur lorsque le cadre, méthodiquement, est complété. Sous la lumière chaude de la magnifique lampe suspendue, les enchevêtrements qui s’ajoutent un à un, la fresque qui se compose, et l’homme, appliqué, semblent partager une paix grandissante à la maison toute entière.


Un premier rayon de soleil matinal se glisse sur la table au son d’une porte qui gémit au loin. Les craquements du bois trahissent la lenteur courbaturée des pas. Il se retourne pour enfin l’apercevoir, dans les mêmes vêtements que la veille, les cheveux en bataille, les yeux gonflés d’une peine qui n’a pas assez dormi qui questionnent déjà les traces de luttes disparues. Avant d’avoir une réponse, il voit sa fatigue s’attendrir en s’ancrant à la sienne. Il se lève, l’enlace, vient se glisser derrière elle. 499 morceaux tous unis s’exposent.


— Il n’y a plus qu’une pièce manquante !, lui chuchote-t-il à l’oreille en lui glissant un tout petit bout de carton unique, au jaune prédominant, dans le creux de la main.


Elle s’avance vers la table. Une larme coule sur sa joue.


Délicatement, elle complète le tableau.


Une harde de chevaux sauvages galopant dans un majestueux paysage panoramique. En toute liberté. Odeur en prime.


Il lui demande tendrement :

— Veux-tu un café?



( Richard Desmarais, éditeur de Y'a de la visite !, 30 avril 2021 )


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